Un voyageur aveugle face aux obstacles

Mieux vaut être solide sur ses pieds lorsqu’on emprunte le nouveau Duplex TGL, mis en service en Suisse alémanique sur une ligne. Un recours d’Inclusion handicap contre le wagon est pendant au Tribunal fédéral.


L’ouverture des portes, l’escalier intérieur, le marchepied: autant de chausse-trapes que le voyageur aveugle Gerd Bingemann doit éviter dans le nouveau train duplex.
Images CHARLY RAPPO

 

Gerd Bingemann se penche sur le bouton d’ouverture des portes du train qui vient de s’immobiliser en gare de Wil (SG). «C’est une bonne idée, le signal sonore, mais vous l’entendez, vous?» C’est le début d’un voyage jusqu’à Saint-Gall et retour, durant lequel le juriste de 58 ans, aveugle, explique quelques-unes des raisons ayant poussé l’organisation faîtière Inclusion handicap à recourir au Tribunal fédéral contre le nouveau train à deux étages des CFF.

Depuis février 2018, cinq trains duplex pour le trafic grandes lignes roulent entre Coire et Bâle par Zurich et Saint-Gall. «Cette ligne impose l’utilisation de véhicules à fortes accélérations pour permettre le respect de l’horaire», expliquent les CFF dans une documentation en ligne, comme pour s’excuser d’utiliser un matériel qui n’est pas encore au point.

Depuis le premier retard constaté en 2012, les mauvaises nouvelles n’ont fait que s’accumuler pour le train construit par le Canadien Bombardier.

Volume sonore très faible

Mais les dérangements – les Alémaniques ont surnommé le train Pannenzug, «train à pannes» – ne sont pas ce qui irrite le plus Gerd Bingemann. Musicien, licencié en droit, ancien judoka, devenu progressivement aveugle en raison d’une maladie héréditaire, notre guide travaille à l’Union centrale suisse pour le bien des aveugles. Pour lui, le nouveau Dosto FV est surtout synonyme d’erreurs de conception.

Retour à l’entrée du wagon. Un bip-bip est effectivement perceptible, mais il faut presque coller son visage au bouton d’ouverture pour l’entendre. Or le signal acoustique devrait être audible à une distance de deux mètres.

Nouveau problème, mais pour les malentendants, à l’entrée du train: les reflets sur la vitre du tableau digital sont éblouissants. Il faut chercher le bon angle pour lire les informations. Les CFF ont promis de corriger très vite ce point très important.

Trompeuse main courante

Qui voit bien, entend bien et marche sur ses deux jambes ne fera peut-être pas attention au prochain obstacle. Il est, toutefois, permis de penser que des personnes sans problème de motricité risquent elles aussi la chute, surtout si elles ont le nez fixé sur un téléphone portable. La main courante des escaliers reliant les deux étages du train n’a, en effet, pas la même longueur des deux côtés des marches. Lorsque l’on descend du côté le plus large, comme le fait l’écrasante majorité des voyageurs, et que la main arrive au bas de la rampe, le passager considère instinctivement qu’il est arrivé au bas des escaliers. Mais ce n’est pas le cas: il reste encore deux marches.


La main de Gerd Bingemann arrive au bas de la rampe, il considère instinctivement qu’il est arrivé au bas des escaliers. Mais ce n’est pas le cas: il reste encore deux marches.

 

«De plus, lorsque vous arrivez à éviter la chute et à conserver tant bien que mal votre équilibre, vous atterrissez sur un plan incliné», explique Gerd Bingemann. La fameuse rampe d’entrée, inclinée à 15%, prévue pour les personnes en chaise roulante et contestée par Inclusion handicap.

«Les concepteurs nous ont expliqué que la main courante devait stopper à cet endroit-là pour une question de largeur de la voie de fuite, poursuit le juriste. Mais c’est insensé de laisser les gens risquer de tomber à cause d’une norme!»

A Saint-Gall, le train subit l’un des dérangements qui font dire aux CFF qu’ils «ne sont pas satisfaits des performances actuelles des nouveaux trains»: les portes ne s’ouvrent pas. Dans un rapport, publié début février, la régie indiquait que cet incident est responsable de plus d’un tiers des perturbations. Une dame confirme en soupirant: «Ça arrive tout le temps…»

Le contrôleur finit par ouvrir manuellement une porte depuis l’extérieur, mais sans pouvoir actionner la plaque faisant la jonction, au sol, entre le train et le quai. Il devra donc aider tous les passagers ayant quelque difficulté. Des personnes âgées doivent traverser tous les wagons pour parvenir à l’ouverture. Quant à Gerd, il confie: «Ils sont super, les contrôleurs, de nos jours!»


Suite à une pane le contrôleur finit par ouvrir manuellement une porte depuis l’extérieur, mais sans pouvoir actionner la plaque faisant la jonction, au sol, entre le train et le quai. Il devra donc aider tous les passagers ayant quelque difficulté.

 

Tous ces problèmes – il faudrait encore citer, entre autres, les porte-bagages à l’étage, auxquels les malvoyants se cognent la tête, ou des barres d’appui mal placées – auraient pu être évités, selon Gerd Bingemann. «Il est vrai que nous avons été consultés par les CFF tôt dans le processus. Certains des aspects ont été reproduits dans une maquette que nous avons pu visiter. Mais pour ce qui est des points sur lesquels le Tribunal fédéral devra se prononcer, soit ils n’étaient pas visibles, soit notre critique n’avait pas été prise en compte. D’où notre choc lors de la visite du wagon terminé, juste avant Noël 2017.»

Des points positifs aussi

Mais Gerd Bingemann tient à saluer les points positifs. «Les aveugles et malvoyants ont droit à un accompagnant gratuit, et le Call Center Handicap de Brigue, où nous pouvons commander de l’aide pour un trajet, fonctionne très bien.»

Il est l’heure de prendre le train du retour, direction Wil. «Pour des raisons techniques, le train n’est pas prêt à rouler», annonce-t-on dans le haut-parleur. Eclats de rires sur le quai. «Ah, celle-là, je ne l’avais pas encore entendue», commente Gerd Bingemann.

La loi est loin d’avoir été mise en œuvre

L’organisation faîtière Inclusion handicap fait recours au Tribunal fédéral pour défendre le droit, inscrit dans la loi sur l’égalité pour les handicapés (LHand), à l’accès autonome aux transports publics. Quinze ans après son adoption, la loi est encore loin d’avoir été mise en œuvre. Explications de Marc Moser, porte-parole d’Inclusion handicap.

Les autres trains des CFF, à un ou deux étages, sont-ils accessibles en toute autonomie par les personnes handicapées?

Cela dépend. Les plus vieux trains, soit ceux qui ont été mis en service avant l’adoption de la LHand, ne sont pas accessibles du tout. Depuis, la situation s’est beaucoup améliorée. Certains trains, à un et même à deux étages, sont accessibles pour les personnes avec un handicap. Les trains à deux étages plus anciens sont même utilisables par les personnes en chaise roulante sans aide extérieure. Il est donc tout à fait possible de construire des trains duplex sans obstacle.

Est-ce que le public comprend le besoin d’autonomie des handicapés?

La compréhension existe, mais partiellement. Elle peut diminuer durant les heures de pointe par exemple. Et, souvent, les gens ne comprennent pas qu’une personne en chaise roulante ou malvoyante ne veut pas dépendre systématiquement d’aide extérieure.

La LHand est entrée en vigueur en 2004. Quel bilan tirez-vous?

La majorité des cantons et des communes ont du retard. Cela concerne surtout les arrêts de bus. Actuellement, nous estimons que seuls 5% d’entre eux sont conformes à la loi. Il est d’ores et déjà évident que le délai pour l’adaptation, qui court jusqu’en 2023, ne sera pas tenu. Pendant des années, les autorités et les compagnies de transport ont dormi. Nous venons d’intervenir à Bâle-Ville où un projet de réaménagement devant la gare ne tenait pas compte des personnes avec handicap. Le département concerné a décidé de corriger le projet.

En ce qui concerne le transport ferroviaire, Inclusion handicap constate un développement globalement positif. Nous reconnaissons l’engagement des CFF en faveur de l’égalité pour les personnes handicapées. Malheureusement, dans le cas des Duplex TGL, cet engagement n’a pas été suffisant.

Handicapés consultés

Les CFF estiment avoir correctement intégré les organisations de personnes handicapées. Outre la maquette en bois grandeur nature de 2011, «la visite d’un vrai wagon avait été réalisée «le plus tôt possible», rappelle le porte-parole Frédéric Revaz. Concernant la norme européenne STI-PMR, qui autorise une pente maximale de 15% pour la rampe d’entrée, le porte-parole rappelle qu’«il s’agit du droit suisse». Elle avait été intégrée à l’ordonnance sur les chemins de fer, ce qu’avait reconnu le Tribunal administratif fédéral lorsqu’il a rejeté la plupart des revendications d’Inclusion handicap.

L’organisation a abandonné deux des quinze points jugés lacunaires et trouvé un accord avec les CFF sur quatre autres. Les neuf derniers forment le recours au Tribunal fédéral déposé en janvier.

Source: Le Nouvelliste