Les origines de la Fondation Asile des aveugles

Elle a 175 ans mais elle reste toujours jeune, dynamique et moderne.

En 1843, personne n’aurait pu prédire que de la rencontre improbable entre une aristocrate (Elisabeth Jane de Cerdat), un médecin (Frédéric Recordon) et un ancien banquier (William Haldimand) naîtrait La Fondation Asile des aveugles et l’ Hôpital Ophtalmique Jules-Gonin aujourd’hui leaders dans le dépistage, les soins, les opérations en ophtalmologie, et l’accompagnement des patients jusqu’à leur réinsertion dans la vie quotidienne.

Pour découvrir qui sont les généreux fondateurs de l’Asile des aveugles suivez-moi dans le passé.

175 ans, dans la vie d’une cité, ne représente qu’un très court laps de temps, et cependant, si les lausannois qui vivaient en 1842 revenaient, ils auraient beaucoup de peine à reconnaître leur paisible petite ville et ils n’approuveraient peut être pas toutes les modifications que nous lui avons fait subir au nom de la modernité.

L’aspect de la ville était si différent de ce qu’il est aujourd’hui que bien peu d’entre nous peuvent l’imaginer. Le Grand-Pont, rélargi deux fois depuis lors, était encore en construction. Les ponts Chauderon et Bessières n’étaient même pas à l’état de projet. Le percement du Tunnel de la Barre n’était pas commencé, et la route de la Solitude, actuellement avenue César Roux, était en chantier. Des quartiers de la place Saint-François jusqu’à Ouchy, dans la direction de la Pontaise, de la Sallaz, de Chailly, et ceux plus vastes encore de l’Ouest, il n’en était même pas question.

La population lausannoise, qui compte un peu plus de 133’897 habitants (chiffre 2015), ne dépassait guère alors douze mille âmes. Au lieu d’une Université florissante, la ville ne possédait qu’une Académie, vieille, il est vrai, de trois siècles, avec une vingtaine de professeurs et deux cents étudiants, y compris le gymnase. Néanmoins, quelques praticiens distingués, soutenaient le bon renom médical de la ville qu’avait illustré au siècle précédent le célèbre Tissot.

C’est dans la première moitié du XIXe siècle, que sera créé l’Asile des aveugles dont je vais évoquer ici les circonstances de la fondation.

L’Asile des aveugles comprenant, dès l’origine, deux sections, un hôpital pour le traitement des maladies des yeux réputées curables, et une école pour l’instruction des jeunes aveugles, il n’est donc pas surprenant que ces institutions bien que jumelles aient été conçues par des esprits différents, quoique animés par le même désir de charité. De plus, la création d’un hôpital implique nécessairement à ses débuts la présence d’un médecin.

Laissez-moi vous présenter ce médecin.

Frédéric Recordon est né à Rances, petit village du Jura vaudois, le 4 août 1811, il était le fils cadet d’une nombreuse famille. Il fut élevé à Lausanne par sa mère, qui voua tous ses soins à l’éducation de son Benjamin. Il franchit presque en jouant les étapes de l’enseignement secondaire.

De 1831 à 1833, il étudie la médecine à Heidelberg notamment l’anatomie et la physiologie. Frédéric se rend ensuite à Paris où il s’intéresse spécialement à la pratique oculistique du docteur Sichel. A son retour à Lausanne, Frédéric avait, en ophtalmologie, des connaissances aussi étendues qu’elles pouvaient l’être à cette époque, mais il passa encore deux ans comme interne à l’hôpital cantonal dans le service, de Mathias Mayor, le chirurgien renommé d’alors. Dans ce service, Frédéric opère avec succès plusieurs cataractes, ce qui était peu fréquent en 1835. Frédéric passe ensuite deux ans comme médecin intérimaire aux bains de Lavey.

En 1837, Frédéric s’installe à Lausanne, il s’occupe de chirurgie et de médecine interne ; toutefois il s’intéresse surtout à l’ophtalmologie. Frappé des graves conséquences que peut entraîner la perte de la vue, particulièrement lorsque la cécité s’allie à l’indigence.

Frédéric ouvre un petit dispensaire dans son appartement particulier, sur l’emplacement occupé aujourd’hui par le n° 17 de la rue Saint-Laurent, et recueille quelques malades pauvres atteints de cataracte.

C’est au cours de l’été 1842 que Frédéric a le bonheur de trouver à sa consultation une dame lausannoise, Mademoiselle Elizabeth-Jane de Cerjat, qui avait été récemment opérée de la cataracte par le professeur Chelius que Frédéric avait connu à Heidelberg.

Le professeur de Heidelberg avait parlé très élogieusement à sa cliente du médecin et lui avait recommandé de le consulter à la moindre alerte. Ce n’était pourtant pas pour lui demander des soins que Mademoiselle de Cerjat rendit visite au docteur Recordon, elle débordait de reconnaissance car elle avait mesuré le prix inestimable de la vue recouvrée et elle était venu offrir spontanément au praticien de l’aider dans sa mission charitable.

Mais qui était donc Elisabeth Jane (Jeanne) de Cerjat ?

Nous sommes en 1780 Elisabeth Jane de Cerjat, née à Louth (Lincolnshire), le 2 janvier 1769 , dont la famille est une des plus anciennes maisons nobles du Pays de Vaud qui a perdu une grande partie de sa fortune lors de la révolution française, vient s’installer dans le canton de Vaud. Elle vit naturellement dans l’aisance comme toutes les dames de sa condition, avec sa sœur Sabine à la rue de bourg à Lausanne. Très charitables, les deux sœurs consacrent leur vie au soulagement des nombreuses misères qu’elles rencontrent sur leur chemin.

En 1842, Elizabeth-Jane atteinte de cataracte doit se faire opérer. A l’époque il n’y a aucune clinique pratiquant ce type d’opération et elle doit aller jusqu’à Heidelberg ou elle rencontre l’éminent professeur Chelius qui l’opère et lui rend l’usage de la vue.

A son retour à Lausanne elle tient à venir en aide à ceux qui n’ont pas eu la chance de pouvoir recevoir des soins. Elle commence tout naturellement par proposer son soutient au docteur Frédéric Recordon qui lui avait été recommandé par le professeur Chelius.

Elizabeth-Jane avait septante-trois ans lorsqu’elle fit la connaissance du docteur Recordon, sa fortune était alors effritée et, malgré ses généreux désirs, les revenus dont elle pouvait encore disposer étaient insuffisants pour mener à bien le projet dont elle rêvait, jusqu’à sa rencontre avec William Haldimand.

William Haldimand, le financier.

Comme la famille Cerjat, la famille Haldimand est vaudoise d’origine fixée depuis plusieurs générations à Yverdon. Vers le milieu du XVIIIe siècle, comme bon nombre d’autres, la famille Haldimand est dispersée dans le monde, mais ses membres gardent toujours une attache avec leur patrie où ils passent leur enfance, souvent s’y marient et où ils viennent finir leurs jours.

William Haldimand né en 1784 à Londres. Sa famille tout comme celle d’Elizabeth-Jane voit une partie de sa fortune disparaitre lors de la révolution française. Son père exerce déjà le métier de banquier. Le domaine de la finance le passionne et il en fait sa profession. Membre du Conseil de la Banque d’Angleterre en 1809, il en prend ensuite la direction tout en poursuivant ses activités dans l’établissement fondé par son père. Il devient député en 1821 à la Chambre des communes. En 1827, il quitte l’Angleterre et se retire à Lausanne, où il avait fait l’acquisition du domaine du Denantou.

William considérait posément les hommes et les choses, suivait avec une vive attention les événements extérieurs et s’intéressait à tout. La bourse de cet homme de cœur était toujours ouverte à qui le priait de soutenir une œuvre digne d’intérêt, de soulager une infortune réelle ou de réaliser une idée bienfaisante.

L’idée première de créer un établissement pour l’instruction des jeunes aveugles eut-elle une origine fortuite ou spontanée, fut-elle suggérée à William par quelque fait extérieur, par quelque circonstance accidentelle ?

Nous l’ignorons. Deux faits sont certains: d’une part, le père de William, était devenu presque complètement aveugle à la fin de sa vie. D’autre part dans la foule de personnes qui venait à lui pour solliciter son aide, William avait distingué à plusieurs reprises les victimes de cette infirmité d’autant plus cruelle que ceux qui en étaient frappés se trouvaient alors entièrement délaissés.

William dut certainement exposer son projet à Frédéric Espérandieu, pasteur d’Ouchy, et ce dernier, rendant visite à son ami le docteur Frédéric Recordon, fut le trait d’union providentiel entre trois volontés dirigées, depuis longtemps, vers le même but, mais que les circonstances de la vie n’avaient pas encore mises en présence.

Un jour du mois d’octobre 1842, Frédéric Recordon reçut la visite du pasteur de la paroisse d’Ouchy, Frédéric Espérandieu. Le médecin exposa à son ami son désir de donner une plus grande extension à sa petite clinique et les projets généreux de Mlle de Cerjat. « J’ai dans ma paroisse, lui répondit le pasteur, un Anglais très aisé qui s’intéresse beaucoup aux aveugles et qui sera certainement heureux de faire ta connaissance. » le Docteur Recordon avait entendu parler de cet « Anglais » fort riche, mais il ne le connaissait pas. Se rencontrer avec un tel homme sur le terrain du dévouement et de la charité, c’était, pour le médecin, la réalisation d’un rêve longtemps caressé.

L’étincelle avait jailli : Montchoisy, propriété de Mlle de Cerjat, était tout proche du Denantou où habitait William Haldimand ; le pasteur et l’oculiste ne perdirent pas leur temps.

Un comité provisoire, composé du docteur Recordon et des pasteurs Espérandieu et Monneron, fut vite formé. Du 7 novembre 1842 au 2 janvier 1843, veille de la signature de l’acte de fondation de l’Asile des aveugles, ce comité tient, au Denantou, cinq séances. Les procès-verbaux, seuls documents écrits de cette période préparatoire, ont été sans doute rédigés par William Haldimand lui-même, mais ne sont malheureusement pas signés. Quoique son nom et sa proposition figurent dans le premier procès-verbal, daté du 7 novembre, il semble bien que Mlle de Cerjat n’assista jamais aux séances.

Le 7 novembre, William Haldimand exprime le vœu que l’on donne tout de suite à l’établissement des proportions suffisantes et que celui-ci comprenne au moins quinze lits pour les malades et quinze lits pour les jeunes aveugles.

Le comité discute la question de savoir s’il n’y aurait pas lieu de louer tout de suite un appartement en ville afin que l’on pût, dans le courant de l’hiver déjà, traiter des malades et éduquer quelques aveugles.

Par la suite, le comité s’avisa que la location d’un appartement ne pouvait être qu’une solution provisoire et que l’institution ne s’y trouverait pas à l’aise ; il décida de demander à l’architecte Wenger, de Lausanne, d’élaborer des plans pour la construction d’un bâtiment spécial pouvant répondre aux divers services que l’on attendait de l’œuvre. Le 28 décembre, le comité fut appelé à se prononcer sur plusieurs projets de construction présentés par l’architecte. L’un des projets fut retenu et William Haldimand émit le vœu que le bâtiment fût sous toit pour le 15 juin 1843 et que l’institution pût recevoir ses pensionnaires dès l’automne suivant.

A la mise de fonds de 4000 francs de Suisse offerte par Mlle de Cerjat, William ajoute un capital de 32 000 francs, plus une rente annuelle de 3000 francs à la condition expresse que le comité et la direction s’engagent à rester fidèles aux principes qui seront posés dans le règlement et que le donateur considère comme essentiels, savoir : que les aveugles seront astreints au travail, que les Communes ou les protecteurs des aveugles verseront, pour la pension de ceux-ci, une contribution annuelle et que les malades et les aveugles seront admis sans distinction de culte ou de nationalité cantonale.

L’acte définitif de fondation de l’Asile des aveugles lien vers l’acte de fondation de l’asile des aveugles du 3 janvier 1843 fut passé devant le notaire Louis Chappuis, le 3 janvier 1843 ; la minute de l’acte porte les signatures de Mlle Elizabeth- Jane de Cerjat, de William Haldimand, de deux témoins et du pasteur Frédéric Espérandieu. Ce dernier y figure comme représentant de la personne morale à créer.

Un décret du Grand Conseil du Canton de Vaud du 10 juin 1843 suivra l’acte définitif. Lire le décret du Grand Conseil du Canton de Vaud du 10 juin 1843

La construction terminée, le solde des capitaux et les rentes promises devaient être affectés à la constitution d’un fonds de dotation et servir à faire marcher l’établissement jusqu’à ce que d’autres ressources aient été trouvées. Ce qui est actuellement le cas.

Notre voyage dans le passé s’achève alors que s’ouvre à l’Espace Arlaud, à Lausanne, l’exposition «Visions», réalisée à l’occasion des 175 ans de la Fondation Asile des aveugles. Lien vers l’exposition

par kgk le 2 février 2018


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(pas de version en audio-description)


Ouvrages de référence: Chronique de l’Asile des Aveugles de Lausanne, 1843-1943 imprimerie de la concorde 1944 à Lausanne / Recueil des lois, décrets et autres actes du gouvernement du Canton de Vaud et des actes de la diète Helvétiques qui concerne le canton (tome XL) 1843 Imprimerie d’Emmanuel Vincent Fils.La vidéo est un montage d’images d’époque trouvées dans les archives.


Pour en savoir plus je vous invite à lire la retranscription accessible du Supplément du 24 heures consacré au 175 ans de la Fondation Asile des aveugles